La danse de Pilar – Charline Effah

Parfois dans nos familles, nous vivons ou assistons à des événements que nous savons malsains. Nous savons qu’il y aura des conséquences, nous pouvons même parfois prédire lesquelles. Mais le monde autour ne réagissant pas, nous en arrivons à douter de ce que nous avons vu. Nous nous taisons et espérons très fort que les choses se résoudrons d’elles-mêmes.

Dans « La danse de Pilar », Charline Effah nous amène à rencontrer Paterne, un homme tourmenté, qui a commis l’irréparable.

Paterne a tué son frère.

Paterne a tué Jacob, le fils de son père Salomon.

Jacob n’est pas le fils de sa mère Pilar.
Pilar déteste Jacob, Pilar n’aime pas Paterne, Pilar n’aime pas Salomon.
Pilar aime Pilar, tout comme Salomon aime Salomon.

Paterne aime son petit frère Jacob.

Paterne a tué Jacob.

Quelle succession de moments conduisent un homme à enlever la vie de son propre frère ?
C’est toute la question du roman.
Enfermé dans une pièce de la maison familiale, Paterne attend la police. Il tombe sur une photo de famille qui va le propulser dans ces souvenirs d’enfance.
Charline Effah nous fait ainsi entrer dans l’intimité d’une famille sur environ une trentaine d’années.

Paterne est celui qui a la parole dans le roman. Il retranscrit les souvenirs lourds et sombres de sa famille dysfonctionnelle. Avec lui, pas de faux sentiments, d’échappatoire. Il n’épargne personne, surtout pas lui-même. Il partage ses failles, ses fautes, ses insuffisances.

Je me suis battu avec mon frère pourtant je l’aimais. En réalité, c’est contre ma famille que je me battais. Mesdames et messieurs, jetez-y un coup d’œil et vous n’y verrez qu’un nœud d’ambition éparses. Un fief de luttes perpétuelles d’un père et d’une mère nés avant la honte, conspirateurs, revanchards, jouant éternellement aux blessés, aux traîtres trahis, aux arroseurs arrosés.
C’est comme si Paterne n’avait pas eu de parents, ces derniers préoccupés par leurs ambitions. Il n’utilise d’ailleurs que très rarement « père » et « mère » pour parler d’eux dans le roman. Les appeler par leurs prénoms est peut-être une façon de mettre une distance afin de pouvoir librement les raconter. En particulier sa mère, une femme hors du commun, en dehors de la norme sociale.

Pardonne-moi si je te heurte. L’éducation que j’ai reçue de toi m’a enseigné que l’enfant n’ouvre pas la bouche sur les hontes de ses parents. Et longtemps je me suis tu, pendant que tu outrageais l’honneur de la famille.
Au centre de cette famille, il y a donc Pilar.
Une sorte de boule de feu assoiffée de pouvoir qui ressent le besoin de tout contrôler, mariage, enfant, carrière.

Au Nlam, pays où se déroule cette tragédie familiale, Pilar est cheftaine d’un groupe de danseuses à la solde du président, le Grand Camarade. Il concentre tous les pouvoirs. Il fait et défait les destins.  Pilar est une des ses maîtresses. Elle jouit de l’influence que lui procure cette position et s’en sert pour parvenir à ses fins.
Mais Pilar veut donner le change, se tailler une image de respectabilité, alors elle choisit en parallèle de ses activités d’épouser Salomon, de fonder une famille.

Paterne parle de sa mère et ce n’est pas reluisant. Il en brosse un portrait très dur. Il décrit Pilar comme une « mère castratrice ». C’est une femme forte, à l’ambition sans limite dont le corps est le principal outil. Ce corps, instrument de travail avec lequel elle danse pour le grand Camarade est ce qui lui fera atteindre les hautes sphères de l’Etat. Ce corps est à l’origine de la prospérité de sa famille. Pilar prend de la place, elle est omniprésente.

Notre bonheur familial était une fresque en clair-obscur, tracée par toi, qui décidais de tout, des moments de répits comme de grande angoisse. Il fallait suivre tes trajectoires en dents de scie ou se voiler la face en acceptant docilement tes mensonges.
Elle n’est pas la seule à y passer. Chaque membre de la famille à ses moments de mise en lumière.
Paterne parle aussi de son père, ce « lâche » qui tant bien que mal essaiera de réaliser ses ambitions de grandeur en se servant de sa femme. Or à ce jeu cette dernière est si forte que cela causera leur perte. Décrit comme un raté dans le roman, il n’aura de cesse de chercher à prendre le pouvoir qu’il estime lui revenir de plein droit.

Charline Effah m’a plongé dans un univers familier. Si vous avez grandi par exemple dans un pays d’Afrique centrale, vous comprendrez en lisant ce roman. J’ai aimé cette façon qu’a Paterne de décortiquer les comportements et motivations de chacun des membres de sa famille.
Se contentant de raconter ce que sa famille a vécu, il délivre un portrait saisissant du Nlam, de ses mœurs, sa vie politique et sociale, donnant une dimension supplémentaire à ce roman.
L’auteur semble vouloir casser le mythe de la mère africaine véhiculée par certains poètes. Comme étant douce, dans le renoncement à elle-même pour le bien de ses enfants. L’image de la femme destinée à enfanter dont « l’instinct maternel » finira par se révéler un jour.
Je peux vous assurer que c’est jouissif la manière incisive avec laquelle elle démontre que les choses ne sont pas aussi simples.

Charline Effah met en évidence l’impact et le spectre complexe des conséquences de la maltraitance d’enfants sur leur devenir. Paterne en racontant son histoire, dévoile peu à peu l’importance du rôle de sa mère dans la tragédie dont il assume la responsabilité.

Peut-être n’étais-je que trop jeune pour comprendre qu’on regarde les mères avec les yeux de l’amour et que les yeux de l’amour transforment les vices, contournent les abîmes, et que c’est grâce à ce déni que nous parvenions tous à les idéaliser, bonnes ou mauvaises, responsables ou déloyales, aimantes ou indélicates, bienveillantes ou castratrices, toutes les mères du monde .
Cette écriture, cette façon de manier la plume de l’auteure comme une arme tranchante est ce qui m’a marqué dans le roman. J’ai senti un besoin d’aller explorer les zones sombres des histoires de famille, sans détour et au risque de se faire mal par moment.

Pilar est un personnage comme je les aime : controversé. Sa liberté elle l’a gagné en détruisant tout sur son passage. J’ai comme une fascination mêlée de crainte pour cette femme sans concession.

La liberté, quand elle nous saisit, est semblable à un incendie qui brûle tout : autour de nous et au-dedans de nous, c’est-à-dire les craintes, les renoncements, les résiliences, les scrupules et toute la sagesse du monde. Si l’on aspire à la liberté, c’est que l’on doit se préparer à voir son monde à partir en flammes pour, peut-être, renaître de ses cendres.

Elle est l’occasion pour l’auteure d’aborder les thématiques telles que les femmes de pouvoir, leur perception dans la société. Sa situation met le doigt sur la limite d’un pouvoir acquis grâce à ses charmes : la jeunesse.
Pilar démontre aussi que le despotisme n’est pas l’apanage des hommes.

Le roman se lit vite, il est dense mais les mots s’enchaînent et on ressent le besoin de Paterne de dire, de raconter, de faire comprendre ce qui l’a conduit à cette chambre avec le sang de son frère sur les mains malgré l’amour qu’il lui porte.
Le roman ne se lit pas qu’une fois. Revenir sur les 25 premières pages à la fin de ma lecture m’en a donné encore plus de relief . Lisez-le et parlons-en !  ?

Editions: La cheminante

Date de publication: 2018

 

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