Les confessions de Frannie Langton – Sara Collins

A quoi pense t-on quand on se sait condamné ?
Quels types de pensée peuvent naître de l’esprit d’une femme noire, accusée du meurtre de ses maîtres en Angleterre en 1826 ?
Surtout lorsque cette dernière ne se souvient de rien mais porte la conviction qu’elle n’aurait jamais pu faire de mal à sa maîtresse parce qu’elle en était amoureuse ?
C’est de cette façon que nous faisons la connaissance de Frances Langton. En attente de son procès pour un double meurtre, elle écrit ses confessions à son avocat dans sa cellule à Old Bailey.
Elle écrit dans l’urgence, convoque sa mémoire qui lui fait défaut pour raconter son histoire. Qui sait, en partant du début peut être saura t-elle comment elle a atterrit dans ce cauchemar.

Toute sa vie a été, à son corps défendant dédié à servir les désirs d’autrui. Alors elle écrit pour laisser une trace d’elle. Quel meilleur moyen que d’écrire sa propre histoire. Car oui, Frannie sait lire et écrire.
Vous allez sans doute penser que c'est encore une de ces fables d'esclaves, à l'eau de rose, pleine de malheur et de désespoir. Non, ce que vous allez lire est le récit de ma vie et du bonheur qui y est entré, deux choses auxquelles je ne pensais jamais avoir droit, pas plus au récit qu'au bonheur.
Frances est née dans la plantation Paradise en Jamaïque, lieu qui n’a de paradis que son nom. Ses maîtres lui ont appris à écrire.
D’abord la femme du maître, miss Bella qui la prend sous son aile pour tromper l’ennui. Puis le maître John Langton qui veut démontrer ses théories raciales et racistes sur l’intelligence des personnes noires. Enfin, il l’instruira par nécessité, il lui faut quelqu’un pour le seconder dans ses expériences macabres.
Car oui John Langton se dit scientifique, il veut la gloire d’être publié à Londres alors pour étayer ses certitudes, il expérimente en toute impunité sur ses biens, ses esclaves dont il veut démontrer qu’ils n’appartiennent pas à l’espèce humaine.
Cet aspect de la vie de Frances est son pire cauchemar, son plus grand traumatisme, sa plus grande honte, mais elle refuse d’en être réduite à cela, sa vie doit compter. C’est pourquoi elle doit raconter.
Elle veut aussi parler des moments où la lumière s’est allumée en elle, le moment où elle a découvert les livres. Cet amour des livres qui la pousse à transgresser les règles, à subtiliser les livres dans la bibliothèque du maître, à une époque où cela peut lui valoir la mort.
Tout le monde me pose toujours la même question, on se demande comment j'ai pu me passionner pour les romans, là bas. Je crois qu'on me reproche davantage d'y avoir lu que d'y avoir souffert.
Aux yeux des gens les romans sont une hérésie, l'homme créant l'homme sans besoin de recourir à Dieu.
Mais comment ne pas lire ? C'est la question que j'aimerais toujours leur renvoyer. Sans cela comment aurais-je survécu ? Qu'auriez-vous fait, vous, confiné dans une pièce sombre, si l'on vous avait apporté une chandelle allumée ? Je vais vous le dire. Vous auriez lu et relu votre exemplaire de Moll Flanders jusqu'à ce que vos doigts noircissent les pages.
Son amour pour les histoires sera une source de rapprochement avec la femme du maître. Il se trouve qu’à un moment de sa vie Frannie sera amenée à Londres par John Langton, pour être offerte à son ami George Benham qui la donnera ensuite à sa femme Marguerite. Voilà comment elle rencontre Marguerite par laquelle, elle découvrira l’amour. C’est à mon sens le début de sa descente aux enfers car cette femme l’entraînera dans la dépendance à l’opium.
Sara Collins signe avec Les confessions de Frannie Langton un premier roman qui happe dès les premières pages et captive car on veut savoir la vérité sur ces meurtres. Cependant c’est une lecture difficile qui m’a pris aux tripes. Lorsqu’elle parle des expérimentations faites sur les esclaves pour appuyer les théories racistes, j’ai dû poser le livre parce qu’elle montre le besoin qu’ont ces hommes blancs, philosophes, scientifiques respectés dans leurs communautés, de prouver le manque d’humanité des personnes noires en les privant de la capacité de l’exprimer, de la vivre. Tout cela dans l’ultime but de continuer la traite et donc d’avoir une main d’oeuvre gratuite.
C’est une lecture exigeante que nous offre l’auteure d’abord par la diversité des thèmes abordés qui s’imbriquent les uns aux autres sans peine, puis grâce à cette façon de faire émerger au fil du récit nombreux questionnements. Je ne mentionne que ceux qui ont été récurrents.

1-Peut-il y avoir de l’amour dans l’asservissement ?

Je dois dire que la relation amoureuse entre Frannie et Marguerite Benham a été une constante source de mécontentement pour moi. Je me dis que dans ce type de relation, tout est biaisé. Il m’a été difficile de ne pas voir les dynamiques de pouvoir qui sous tendent cette relation. Mais Frances n’en démord pas, elle est amoureuse.

J’ai admiré l’auteure parce que d’entrée elle a placé Phibbah comme conscience de Frannie. Elle se rappelle toutes les choses qu’elle lui a appris étant enfant, dont une phrase qui a résonné tout au long du roman:

Ecoute moi Frances, écoute moi. Dans ce monde, il n'y a rien de plus dangereux qu'une femme blanche qui s'ennuie. C'est compris ?

Le parallèle fait dans les relations entre Phibbah et Miss Bella en Jamaïque et celle entre Frannie et Marguerite, nous révèle la complexité des relations entre les femmes noires et les femmes blanches à cette période. L’auteure nous rappelle que les femmes blanches étaient aussi esclavagistes. On pourrait penser que ces femmes contractaient des esclaves par le mariage mais la cruauté et le mépris dont elles font preuve n’ont d’égal que ceux de leur époux.

La situation des non droits de la femme blanche à l’époque victorienne qui est totalement contrôlée par son mari conduira probablement Frances à s’identifier à Marguerite et motivera son besoin malsain de la sauver. Il y aurait tant à dire sur ces duos de femmes et les relations entre elles!

2-Ont-ils vraiment douté de notre humanité ?

Un aspect important du roman est la façon dont les découvertes scientifiques en Sciences Naturelles sont intimement liés à l’esclavage, à la Jamaïque aussi. Entre le pillage de connaissance des esclaves, notamment en médecine et les expérimentations sur des êtres humains vivants, Sara Collins ne nous épargne pas.

Elle mentionne les noms de scientifiques naturalistes français (Linné, Buffon…) dont les travaux ont participé à légitimer le discours raciste. Les naturalistes se penchent sur la diversité dans l’espèce humaine mais orientent leurs travaux de classification afin de hiérarchiser les humains entre eux (mesure d’angles du visage, de la taille du crâne…) par conséquent leurs cultures. Dans un contexte d’abolition de l’esclavage et de début de colonisation il est plus que nécessaire de trouver une justification à ces entreprises.

3- Qui est réellement Frannie Langton ?

C’est un pari réussi de Frances qui a permis de restituer toute sa complexité et ces facettes dans son histoire. Elle a été esclave, servante, prostituée et maintenant accusée de meurtre.

Comme tout être humain, c’est une femme est bourrée d’interrogations, de questionnements sur le sens de sa vie. J’ai aimé ce feu qui brûle constamment en elle et son choix de se laisser consumer.
Elle a très tôt senti que la vie ne se limitait pas à ce qu’en disent les esclavagistes. Intuition confirmée par la lecture qui a encore fertilisé son esprit acéré.

Elle analyse son environnement avec un humour et une distance qui m’a fasciné tout au long du roman. Ce qui a donné naissance à nombreuses punchlines.
Par exemple la finesse avec laquelle elle analyse les motivations des abolitionnistes versus celles des esclavagistes qui ne sont à ses yeux que les facettes d’une même pièce.

Comment se fait-il que tous les blancs veulent soit nous apprivoiser, soit nous sauver ? Ce que personne ne veut admettre c'est que les abolitionnistes ont le même appétit que les esclavagistes pour la misère. Sauf qu'ils ne souhaitent pas en faire la même chose.

J’ai aimé que l’auteure ait inscrit Frannie dans cette époque victorienne. L’occasion de décrire une haute société londonienne extrêmement codifiée, où il y a une profonde séparation des classes sociales. Elle y décrit le mode de vie des personnes noires dont les perspectives sont très limitées car confrontées au racisme malgré leur émancipation. Le personnage d’Olaudah que je vous laisse découvrir m’a marqué, surtout le discours saisissant qu’il prononce dans le cadre de son militantisme.

Des récits sur l’esclavage, pour beaucoup racontent ce qui est arrivé aux esclaves, la cruauté du système mais ici on a un total accès à la vie de cette femme et surtout à l’analyse qu’elle en fait. En ces temps où, on a des personnes qui s’amusent à réviser l’Histoire de l’humanité en travestissant le vécu des victimes, en leur ôtant la parole, il est plus que nécessaire que des écrivains ne cessent jamais de raconter ces périodes sombres.
Au cours de la lecture je me suis un peu impatientée car je voulais le dénouement, ce doute était intenable. Le début du roman ayant donné le ton de l’histoire, construit comme une enquête pour retrouver sa mémoire, le récit m’a paru parfois tirer en longueur. Mais en tournant les dernières pages, tout a fait sens. Les détails et détours dans la narration ont leur importance. Sara Collins est définitivement une belle plume à suivre attentivement. Hâte de lire votre prochain roman !

Ps: merci beaucoup aux éditions Belfond d’avoir accédé à ma demande de ce roman sur la plate-forme Netgalley.

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