Un ailleurs à soi – Emmelie Prophète

Quelles histoires vous racontez-vous ? Quelles histoires tournent en boucle dans votre tête ?

Chacun de nous a une collection d’histoires qui nourrit notre monde intérieur. Elles nous permettent de tenir le coup, garder la tête hors de l’eau en cas de coup dur. Certains se voient plus heureux à la retraite pour supporter leur travail au quotidien par exemple. Il faut le reconnaître, notre bonheur est souvent conditionné.

Dans “Un ailleurs à soi”, Emmelie Prophète nous invite à écouter les histoires qui peuplent la tête des personnes qui quittent leur pays pour immigrer vers des cieux plus clairs. En signant un roman sur les départs, elle s’interroge sur les raisons qui les motivent et empêchent cette partie de la jeunesse haïtienne d’envisager de se construire un avenir dans leur propre pays.

Nous rencontrons ainsi au fil des pages de nombreux personnages qui nous donnent des perspectives différentes de la vie à Port-au-Prince.

Maritou ou la nécessaire construction d’un ailleurs puissant pour pouvoir exister.

Maritou ne s’aime pas, elle n’aime pas sa vie qu’elle traverse en mode automatique. Elle se sent de trop dans sa famille et peine à y trouver sa place.

Elle n'avait jamais su rien faire pour sa propre vie. Elle était arrivée par effraction et avait gâché la vie de ses sœurs, de tout le monde. Elle était un mensonge, une anomalie.

Mais parfois partir du domicile ne suffit pas. Parfois le mal être et l’inconfort de vie pousse certains hors du pays. Comme s’il était impossible de respirer sur ce territoire tant la vie y est hostile. Maritou a décidé de partir. Son départ est l’histoire qu’elle se raconte pour endurer sa vie à Haïti. Elle s’est créé cet ailleurs dans lequel elle se réfugie tous les jours.

Elle vit avec ses deux sœurs aînées, elles aussi piégées dans leurs existences, paralysées par un secret de famille. Toutes les trois ont été dévastées par les actes de leurs parents. Cependant en refusant d’avancer, de pardonner elles font du sur place et se tuent à petit feu. La naissance de Maritou a créé énormément de problèmes, principalement à cause du refus des adultes de prendre leurs responsabilités.

A travers la dynamique de ce trio, l’auteur décortique les raisons qui peuvent pousser une personne à tout lâcher pour se réinventer dans un espace qui lui est totalement étranger.

Dans ce marasme qu’est sa vie, un jour Maritou rencontre Lucie. Et c’est la révélation. Elle reprend peu à peu goût à l’existence, elle affronte ses craintes et prend des risques. C’est fou ce que l’amour a tendance à en révéler plus sur nous même que sur l’être aimé. La relation qui naîtra entre les deux femmes agira comme un catalyseur pour les confronter à leurs choix, à les éveiller à leur existence.

J’ai particulièrement apprécié la complexité des relations filiales, notamment le chapitre dans lequel Maritou reconnait l’importance qu’a eu sa sœur Clémence dans sa vie.

Lucie, un instinct de survie qui prend le pas sur tout le reste.

Lucie s’est libérée d’une situation critique pour se réinventer. A 17ans elle a quitté le domicile familial pour échapper à l’inceste du père et à l’influence et la brutalité d’une mère brisée. Elle rejette totalement tout  ce qui lui rappelle de près ou de loin les valeurs de ses parents versés dans la religion.

Elle venait de fêter ses dix sept ans. Il le fallait. Cette chambre dans la maison de deux pièces où ils dormaient à sept, elle et ses quatre frères, le regard de son père sur elle, sa mère qui priait pour ne rien voir, ses frères qui ne disaient rien. Elle était la nuit, elle était la lune.

Elle a deux boulots, serveuse le jour au Ayizan et prostituée la nuit. Elle est en accord avec sa situation parce que Lucie n’est pas dans le jugement. Elle s’est bâti un univers régit par ses propres règles. Elle travaille tout le temps, épuise son corps comme si elle n’avait jamais cessé de fuir. Mais elle n’envisage en aucun cas de quitter le pays.

Un ailleurs à soi parle des fuites en avant. Les personnages d’une manière ou d’une autre fuient leurs vies. Certains par les voyages, en se cachant derrière des croyances religieuses, d’autres en refusant de vivre tout simplement. En se projetant dans cet ailleurs, Maritou vit hors du temps et s’affranchit de ses sentiments.

Emmelie Prophète nous incite à changer de perspective pour analyser les composantes de l’immigration en donnant la parole à des personnages différents. Julien est très attaché à son pays, sa terre et même les esprits qu’il appelle les loas. Il déplore la vague de départ, le mal être des personnes dans ce pays. Barman du Ayizan, c’est un peu la voix de la raison.

On ne devait pas avoir pour but dans la vie de quitter son pays, d'abandonner les loas, la terre, sans essayer, sans trouver une formule, créer du rêve.

Quentin le “blanc de gauche”, est le patron du Ayizan, bar qui fait le lien entre les personnages. Son histoire nous rappelle les profondes inégalités qui existent entre les immigrés en fonction du coin de la planète d’où ils viennent. Il a quitté la France pour aller tenter sa chance dans un autre pays . Cependant ayant un passeport occidental il franchit aisément les obstacles et quand cela n’est plus possible, il contracte un mariage d’intérêt avec une haïtienne. Complètement conscient de sa position dans ce pays, il profite de toutes les opportunités qui lui sont offertes pour jouir de sa vie.

J’ai tourné et retourné les pages de ce roman avec un plaisir inouï. Emmelie Prophète a toujours le mot juste et résume en peu de mots des situations complexes. Les phrases ont des chutes inattendues. Nombreux sont les passages qui ont une cadence si musicale que je les ai lu à voix haute.

Ce que je tire de ce roman est que le manque d’amour et le refus de prendre nos responsabilités surtout vis à vis de nous même, est ce qui rend la vie insupportable.

Le roman pose la question du rôle de chacun, de ceux qui partent, leurs familles, les conditions de vie du pays dans cette hémorragie  de la jeunesse haïtienne. Il interroge aussi la nécessite de l’existence des frontières.

La mythologie de l'ailleurs était forte. Les gens ne partaient pas que par désespoir. Ils laissaient quelques fois leur boulot pour quelque chose de totalement incertain. Ils voulaient plus d'horizon, voir d'autres villes, rencontrer d'autres gens.

Personne au final ne devrait être forcé de rester sur un seul territoire, fixé à sa communauté de naissance. Il faudrait toujours pouvoir choisir, vivre après tout est un grand mouvement.

Un véritable bijou littéraire à découvrir, probablement ma meilleure lecture de l’année 2018 !

Edition: Mémoire d’encrier

Date: 2018

115 pages

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